Arrivée prévue à 17h57

Assise dans le bus qui devait la mener à Cleveland, Hannah luttait pour ne pas tomber de son siège. Épuisée par de nombreuses heures de voyage, elle tentait tant bien que mal de rester consciente, et les routes peu praticables que le bus parcourait l'y aidaient grandement. Chaque fois qu'elle était sur le point de s'endormir, une irrégularité de la route provoquait une secousse qui la réveillait. Elle avait mal aux jambes et au dos à force d'être assise - 10h de voyage ! heureusement qu'elle avait pris l'avion avant cela ! - et même aux bras à force de serrer contre elle l'épais blouson qui ne suffisait pas à la réchauffer. La douleur et la fatigue étaient telles qu'elle avait l'impression de ne plus rien sentir.

Petite correction : d'après le cri discret qu'elle émit lorsque sa tête percuta une fenêtre du bus, à cause d'une secousse plus puissante que les autres, elle ressentait toujours la douleur. Si seulement elle avait pu se régénérer grâce à la douleur - un oncle lui avait parlé de démons ayant ce pouvoir - elle n'aurait eu qu'à se concentrer un peu pour, en quelques visions à peine, revivre assez de secousses et de chocs pour se remettre de ses deux jours sans sommeil. Car bien sûr, la peur de l'avion, pris pour la première fois, avait transformé le voyage en cauchemar dès le départ de Monterrey.

Tout va bien, songea-t-elle, luttant pour garder les yeux ouverts afin d'observer le paysage qui défilait sous ses yeux.
Les panneaux indiquent qu'on y est presque. Ma montre...
Un coup d'oeil à celle-ci lui rappela qu'elle avait complètement oublié toute notion de décalage horaire.
...n'indique pas la bonne heure, mais on s'en fiche. D'après maman, Alejandra a une maison magnifique et des fillettes adorables... J'espère que c'est vrai. J'aurais peut-être dû aller chez Juan, à Los Angeles, finalement ! Mais il a les mêmes pouvoirs que papa, peut-être même en pire... Ah tiens, j'avais même pas remarqué que la musique s'était arrêtée.

Un examen minutieux de son lecteur CD lui indiqua que les piles de celui-ci avaient succombé à... oh, elle ne savait même plus quand elle les avait changées pour la dernière fois. Ouvrant une poche extérieure du sac à dos placé à côté d'elle, elle en sortit une paire de piles qui allèrent remplacer les défuntes, et la musique put reprendre. Écouteurs dans les oreilles, blottie dans son blouson acheté spécialement pour l'occasion, elle se mit à fredonner sa chanson préférée en se demandant, une énième fois, à quoi ressemblerait sa vie américaine.

Tout était déjà si différent de chez elle ! Les températures, pour commencer. Pourtant, elle avait bien vu le conducteur du bus mettre en route le système de chauffage. Même si elle venait d'un pays différent, ce genre de chose restait reconnaissable... Elle se retourna pour observer les autres passagers. Beaucoup étaient montés pendant les nombreux arrêts du bus, et pourtant elle ne reconnaissait aucun d'entre eux. Certains essayaient de dormir, ou de lire, alors que d'autres discutaient en baillant régulièrement. A bien y repenser, ceux-ci étaient présents depuis le début du voyage, où ils avaient alors entamé une conversation bien plus animée.

Que vont faire tous ces gens à Cleveland ? N'étaient-ils pas mieux chez eux ? Avec leurs familles, leurs amis, leurs habitudes... Les petits plats de leurs mères, la bienveillance de leurs pères, une famille soudée malgré ses différences et des amis présents en cas de coup dur...

Elle se rassit normalement, alors que son CD passait à une nouvelle chanson, parfaitement appropriée à ce petit coup de blues. Difficile, quand on n'a que 17 ans, de faire un choix aussi important et de s'y tenir. Pendant les jours à venir, elle regretterait très certainement sa décision, comme c'était actuellement le cas. Mais à force...

Je dois m'y habituer. C'est le choix que j'ai fait. Pas question de faire marche-arrière !

Elle continua à regarder à travers la vitre, se sentant un peu plus en forme, même si ses jambes la faisaient toujours souffrir. Au bout d'un moment, un grand panneau coloré attira son attention.
Welcome to Cleveland... Bienven...
Elle n'avait eu le temps de lire que trois mots, mais leur traduction voulait tout dire !
"Estoy..."
Elle ne pouvait pas l'exprimer en espagnol. Pas plus qu'elle ne pouvait le dire en anglais - après tout, les gens du bus l'auraient sûrement trouvée stupide de se réjouir à cause d'un simple panneau. Mais intérieurement, elle jubilait !
J'y suis ! Ça y est !

D'un coup, sa légendaire motivation était revenue ! Elle y était, il n'y avait aucun doute, elle avait atteint son but ! Le reste n'avait plus d'importance. Elle aurait souhaité voir la ville de jour, mais à cette heure-ci, la nuit hivernale était déjà tombée. Sa mère aurait dit qu'elle avait les yeux pleins d'étoiles, mais en réalité, ce n'était que le reflet de la lumière des réverbères qui défilaient derrière la vitre. Elle aurait souhaité que le bus s'arrêtât immédiatement pour la laisser marcher dans la ville, mais Alejandra avait beaucoup insisté pour qu'elle ne descendît qu'à l'arrêt le plus proche de chez elle, au centre-ville. Hannah aurait bien le temps de parcourir la ville autant qu'elle le souhaiterait : maintenant, et au moins pendant un an, Cleveland serait sa ville.

TANTE ALEJANDRA



Sa soeur avait dit qu'Hannah saurait parfaitement parler anglais, mais Alejandra se méfiait toujours de ce que disaient les parents. Ils avaient cette caractéristique commune de louer les talents de leur progéniture de manière résolument hyperbolique.
Alejandra avait donc déterré tous ses vieux dictionnaires d'espagnol qui moisissaient à la cave depuis le jour où elle les avait achetés à un vendeur ambulant, le premier jour où sa soeur et elle avaient recommencé à se parler... On oublie vite une langue, même celle de la Mère Patrie, quand on se brouille pendant plus de dix ans avec les seules personnes avec qui on est susceptibles de la parler.

Alejandra tira un peu sur son tailleur à la coupe très "femme active" et jeta un oeil à sa montre. 17h... 57 ! Oui, le bus devrait être là. Et justement, elle le vit tourner le coin de l'avenue.
Trente secondes plus tard, il crachait les premiers passagers sur le trottoir dans un bruit de succion caoutchouteuse.

Alejandra se hissa sur ses escarpins pour apercevoir Hannah. Il y avait tellement longtemps qu'elle ne l'avait vue autrement qu'en photo... La soudaine apparition d'une tignasse rousse lui fit agiter la main avec frénésie.

- Hep, Senorita ! appela-t-elle en agitant la main de plus belle.

Elle se tasse immédiatement sur ses talons, presque honteuse. Qu'est-ce qui lui prenait de crier si fort ! Les ados détestaient se faire remarquer, c'était bien connu ! Elle ne voulait pas se mettre sa nièce à dos dès sa sortie du car.
Elle continua donc d'agiter piteusement la main, en silence cette fois-ci.

Lorsque le bus s'arrêta, Hannah s'empressa d'attraper le sac de sport rempli de vêtements qu'elle avait glissé sous son siège, et mis sur ses épaules le sac à dos blindé d'affaires en tous genre qui lui avait tenu compagnie durant le voyage. Elle attendit en suite qu'une place se libérât dans la file des passagers qui avaient déjà commencé à descendre, et fut assez fière de réussir à descendre du bus sans s'étaler à cause de tout ce qu'elle transportait. Une fois sur la terre ferme, elle regarda autour d'elle. Elle n'avait pas vu Alejandra depuis un moment, mais celle-ci n'avait pas trop dû changer... Surtout par rapport aux photos, que sa mère lui avait montrées avant le départ, et que la tante leur avait envoyées quelques mois auparavant.

Une femme en tailleur, qui s'agitait un peu pour rien, attira son attention. De loin, elle semblait effectivement correspondre à la femme vue en photo, et la façon dont elle l'interpela était un indice supplémentaire. Hannah hésita, jetant un oeil aux nombreux passagers qui s'étaient amassés devant la soute à bagages en espérant y récupérer leurs affaires. Elle préféra donc attendre de pouvoir récupérer sa valise, ce qui ne prit heureusement pas beaucoup de temps, avant de se diriger vers celle qu'elle supposait être sa tante. Arrivée à son niveau, elle la salua par un "Hola Alejandra, Qué tal ?" avant de réaliser qu'elle était aux États-Unis, désormais.

Anglais ! Je dois parler anglais !

"Bonjour Alejandra," répéta-t-elle donc avec son accent, qui ne devait pas être étranger à sa tante. "Ça faisait longtemps !"

Elle s'arrêta à cette remarque, ne sachant pas trop quoi dire. Allez, bon sang ! C'était sa tante ! Sa famille ! Même si cette parente là n'avait pas une corne sur la tête.

"Tu as une jolie coiffure," trouva-t-elle finalement à dire, avec son vocabulaire anglais assez limité et son manque de confiance lorsqu'elle le parlait. C'était amical, non ?

- Oh, merci !

Alejandra rougit un peu sous le compliment. Elle était passée chez le coiffeur la veille. Cet homme était un excentrique qui écoutait Barbra Streisand à fond et ses trois rejetons mâles menaçaient toujours d'étêter les clients avec leurs épées en plastique, mais elle se trouvait toujours jolie quand elle sortait du salon.

Elle remarqua que, contrairement à ce que sa méfiance lui avait laissé présager, sa nièce ne parlait pas un anglais trop mauvais.

- Tu as fait bon voyage ? Je suis contente de te voir ! " dit-elle avec sincérité et, donc, en anglais.

Elle avait toujours été spontanément chaleureuse.

- Tu vas voir, la ville est bien plus jolie de jour ! Il y a un centre ville animé et plein de choses à faire pour une jeune fille de ton âge. Les boutiques, les musées, le cinéma... Il y a un cinéma à Monterrey ?

Elle s'interrompit, s'apercevant qu'elle était sans doute trop bavarde. Elle avait du mal à se maîtriser, parfois. Elle prit sa nièce par les épaules et la dirigea vers une rue adjacente.

- La voiture est par là-bas. Tu verras, la maison est agréable. Enfin, je crois ! Je t'ai emménagé la chambre d'amis, elle sera rien qu'à toi. Il y a même une bibliothèque avec quelques livres en anglais, si tu veux, et tu pourrais y ranger les tiens si tu en as. Une fille de dix-sept ans, ça aime lire, non ?

Hannah sourit en comprenant les premiers mots prononcés par sa tante. Finalement, ce ne serait peut-être pas si difficile. Après tout, elle étudiait l'anglais depuis un moment et, adorant cette langue, avait fait des gros efforts pour s'améliorer, surtout depuis que son départ pour Cleveland avait été décidé. A croire que cela avait payé. Lorsqu'elle lui demanda si elle avait fait bon voyage, la jeune fille répondit par un habile : "Je suis contente d'être enfin arrivée !" qui lui évita d'avoir à se plaindre de la durée du trajet, du manque de confort du bus et de la fatigue qui se lisait de toute façon sur son ses traits.

Le cauchemar commença lorsqu'Alejandra commença à lui parler de Cleveland. Pas un véritable cauchemar, puisqu'elle était toujours éveillée, ni une vision, puisqu'elle n'avait pas cherché à utiliser son pouvoir. De toute façon, dans l'état d'épuisement où elle se trouvait, une vision aurait pu être très dangereuse pour son corps. Ce n'était donc pas un cauchemar au sens propre, mais il provoqua chez Hannah une sorte de panique qui s'afficha sur son visage, s'accentuant au fur et à mesure que sa tante parlait. Elle comprit bien que celle-ci lui décrivait la ville, mais les paroles défilaient à une telle allure qu'elle avait bien du mal à suivre.

Ville jolie jour... Centre plein de choses... Fille mon âge... Magasins musées cinéma...

A la question concernant Monterrey, la panique devint surprise : "Oui, il y a un cinéma !"

N'y était-elle jamais allée ? Vrai que la dernière réunion de sa famille maternelle s'était faite chez ses grand-parents humains, plus au nord, mais elle devait tout de même connaître Monterrey... En tout cas suffisamment pour savoir que la ville comptait plus d'un million d'habitants. Donc, oui, il y avait un cinéma. Ou cinquante. [hj : J'aurais peut-être dû parler un peu de la ville dans ma fiche ^^;]

Se laissant entraîner par sa tante, elle laissa traîner sa grosse valise à roulettes derrière elle, tout en essayant de garder l'équilibre malgré son sac de sport qui la faisant pencher vers la gauche. Le tout, sa tête tournée vers son interlocutrice, pensant ainsi mieux comprendre ce que celle-ci lui racontait. Les phrases se compliquaient, mais Hannah tenait bon ! Le vocabulaire restait assez simple, malgré cette histoire de chambre d'avis qu'Alejandra avait... quelque chose... Bref. Elle aurait pu lui parler en espagnol, mais l'adolescente était trop fière pour cela : si elle ne pouvait pas comprendre sa parente, comment pourrait-elle espérer comprendre des inconnus lorsque cela serait nécessaire ?

"Oui, j'aime lire !" répondit-elle après quelques secondes, nécessaires à sa compréhension. Une fois de plus, elle se trouvait un peu bloquée. De quoi parler ? Elle devait bien avoir des questions sur la ville... Ah ! La plus importante !

"Maman dit que tu t'es occupée de tout pour le lycée. Mais je suis pas sûre de tout comprendre. Elle dit que le matin les cours sont en anglais et l'après-midi en espagnol, c'est ça ? Je suis désolée de te causer des problèmes, c'était plus simple que je reste dans mon pays."

Difficile de ne pas remarquer ses défauts de formulations, sauf quand on était à sa place. Assez contente de parvenir à s'exprimer "si facilement", Hannah sourit, sans trop se rendre compte des implications de sa dernière phrase. Maintenant, quelle serait la réaction de sa tante si elle lui demandait "Il y a une école de magie à Cleveland ?" ? Au lieu de cela, elle tenta :

"Quand je pourrai commencer les cours ?"

[hj : ah ok ! J'ai pensé à ça aussi, genre "sa tante la prend pour une plouc ou quoi ? o_O" mais comme je savais plus ce que j'avais dit sur Monterrey... *après lecture du post* Roooooh mais elle est toute mignonne sa tante ]

Si la jeune Mexicaine avait encore des inquiétudes, celles-ci n'auraient pas de mal à se dissiper ! Alejandra semblait elle-même si enthousiaste, si confiante quant à l'intégration de sa nièce qu'il était impossible à cette dernière d'en douter. Elle irait au lycée, se ferait des amis, ne rencontrerait pas ou peu de difficultés scolaires, comme cela avait toujours été le cas, et aurait en plus la chance d'être logée dans la charmante maison d'une femme adorable. Cela ne faisait aucun doute ! Surtout, elle n'aurait pas à attendre bien longtemps pour s'intégrer à sa nouvelle vie, puisqu'une fois le week-end passé, elle pourrait commencer les cours. Peut-être serait-elle avec l'une de ses cousines ? Non, elles ne devaient pas en être au même niveau... Cela dit, compte tenu des origines de leur mère, peut-être étaient-elles dans le même établissement.

"Bien sûr !" répondit-elle à la question d'Alejandra, avant de lui demander : "Au fait, quel âge ont Agnes et Angelina ? Ça fait longtemps que je les ai vues, elles doivent être grandes maintenant !"

Elle prenait un peu confiance en elle, osant progressivement des phrases un peu plus longues. La confiance de sa tante devait vraiment être contagieuse. Tandis que l'autre sortait ses clés, Hannah observa sa voiture : un peu trop voyante à son goût, mais au moins ce n'était pas l'un de ces monstres de trois mètres de long impossibles à garer, ni un de ces 4x4 que l'on blâmait souvent pour la pollution et le trou de la couche d'ozone. Contournant la voiture, elle s'arrêta derrière celle-ci et demanda :

"Je peux mettre mes valises dans le coffre ?"

Tiens, sa tante ne lui demandait pas s'il y avait des voitures, à Monterrey ?

Alejandra brandit le trousseau de clefs qu'elle venait d'extraire du sac d'un air vainqueur. Il faudrait vraiment qu'elle trouve une poche spéciale dans son sac pour le ranger, elle passait des heures à le chercher à chaque fois.
Elle actionna la commande d'ouverture automatique de la voiture tout en répondant à Hannah :

- Agnes a 19 ans, oh, elle est âgée, maintenant ! Elle est à la fac de biologie. Elle n'habite plus avec nous, elle vit dans un appartement avec son petit ami. Mais elle viendra te voir, elle est très impatiente !

Elle ouvrit la portière du côté conducteur et s'avança un peu dans le véhicule pour déposer son sac sur la banquette arrière.

- Va-y, oui, mets tout dans le coffre " dit-elle à sa nièce avant de poursuivre sur ses filles : "Et Angelina a 16 ans, juste un an de moins que toi. Tu iras avec elle au lycée, lundi. "

Elle se redressa et détailla Hannah d'un oeil critique avant de déclarer :

- Elle n'est pas aussi sage que tu as l'air de l'être mais elle est toujours aussi gentille, tu verras !

Alejandra fit signe à la jeune fille de s'installer à l'avant de la voiture, du côté passager, et prit elle-même place derrière le volant. La maison n'était qu'à dix minutes de trajet. Hannah devait mourir de faim après un si long voyage, il faudrait préparer le repas tout de suite.
Des frites, par exemple. Toutes les adolescentes aimaient les frites, non ?

[hj : d'après le post des Palettes, je me permets de mettre à ma sauce "Elle s'écrasa contre une voiture" et d'en imaginer les conséquences. Si ça pose problème, je changerai mon message, mais aurai dans ce cas besoin de précisions ]

La Mexicaine lutta un peu pour caser ses affaires dans le coffre, tout en essayant d'imaginer comment allaient être ses relations avec ses cousines. Elle n'en avait jamais été proche, tout comme de sa tante, et allait désormais vivre avec l'une d'entre elles... En un sens, heureusement qu'Agnes ne vivait plus dans la maison familiale : Hannah avait encore le souvenir d'une fête du Nouvel An, près d'une dizaine d'années plus tôt, durant laquelle son aînée de trois ans avait causé le démembrement d'une poupée offerte à peine quelques jours plus tôt à la petite fille. Même si celle-ci s'en était remise, et avait su lui pardonner, elle n'en était pas pour autant totalement sûre de pouvoir s'entendre avec elle.

L'inconvénient avec une petite voiture, c'est le coffre minuscule... Elle n'avait en effet pu y rentrer que sa grosse valise et son sac à dos, et referma le coffre pour aller mettre son sac de sport sur la banquette arrière et s'installer à l'avant, côté passager. ...et qu'on n'a pas de place pour étendre ses jambes. Attachant sa ceinture de sécurité, elle commenta les paroles de sa tante :

"Je ne suis pas tellement sage. Maman a dû te le dire. Je ferai tout pour pas causer problème."

Après tout, même si elle était habituellement 'sage', ces dernières années avaient vu arriver quelques problèmes, et Hannah n'était plus aussi adorable qu'avant. De son point de vue, en tout cas, puisque en réalité, en dehors de quelques altercations avec ses parents sur des sujets bien précis, elle restait incroyablement facile à vivre. Souhaitons juste à Alejandra que sa nièce ne changeât pas trop d'attitude lorsqu'elle se serait habituée à Cleveland.

"Au fait, tu pourras me mAAAAHHHH !!"

Un soudain coup de volant de la part de la conductrice fit vivre à l'étrangère la peur de sa vie ! Pas sa plus grande peur, mais tout de même. La tante avait tenté d'éviter un obstacle, surprise par l'apparition d'une silhouette sur la route, mais malgré ses efforts, cela avait échoué : la voiture avait heurté une personne - ou une personne avait heurté la voiture, il était difficile de faire la différence. Le véhicule prit donc un virage imprévu, puis un autre dans la direction opposée afin d'éviter de heurter un taxi qui arrivait en sens inverse. Puis, avec une meilleure maîtrise, Alejandra se gara sur le côté de la route, à un endroit non prévu à cet effet.

"Qué... C'était quoi ?!"

Hannah, effrayée, regarda sa tante, puis les voitures qui défilaient sur la route. Son regard glissa sur le rétroviseur droit, où elle tenta de discerner ce qui avait pu les heurter. Bien sûr, si le corps était encore sur la route, les voitures devraient sûrement le contourner, ou s'arrêter, et risquaient donc d'obstruer sa vue de la scène.

"Il faut l'aider !" dit-elle, même si elle était sous le choc et donc incapable de prendre d'elle-même la décision de sortir de la voiture pour aller voir la victime...

Voyant sa tante quitter le véhicule, Hannah ferma les yeux et se mit à inspirer et expirer profondément. A dire vrai, elle s'était bien attendue à avoir un accident... mais plutôt à bord du bus dans lequel elle avait passé une bonne partie de la journée, et certainement pas en voiture, une fois arrivée à Cleveland ! Bien. Elle n'avait rien. Alejandra non plus. En revanche, la silhouette inconnue qui était à l'origine de "l'accident" n'avait que très peu de chances de s'en être sortie indemne... Étant donné le trafic sur cette route, il fallait vraiment être cinglé pour tenter de traverser en dehors d'un passage prévu à cet effet ! La victime était-elle cinglée ? Peut-être sous l'effet de substances particulières ? L'avait-on poussée ? Ou encore, avait-elle essayé de se suicider ?...

Si ça se trouve, c'était juste un autostoppeur. Il faisait sombre, Alejandra a pu être distraite par notre conversation et ne pas le voir... Bon, ce n'est pas la question ! Je reste là à rien faire ou j'essaie de me rendre utile ?

Rouvrant les yeux, Hannah choisit la deuxième solution, en détachant rapidement sa ceinture de sécurité. Prudemment, elle ouvrit à peine la porte de la voiture, histoire de ne pas provoquer un nouvel accident. Elle s'apprêtait à en sortir lorsque sa tante revint, lui demandant son sac. La jeune fille l'attrapa, sur le siège arrière, et le lui tendit. A voir la tête que faisait sa parente, la victime devait être dans un sale état. Dans les films, ce n'était pas la tête qu'on faisait quand il n'y avait que quelques blessures, mais bien quand la situation semblait particulièrement grave. Seul un médecin saurait dire ce qu'il en était, mais lorsque l'adolescente reçut pour ordre de ne pas regarder, elle comprit que la victime ne s'en tirerait sûrement pas qu'avec quelques os brisés.

"C'est si grave que ça ?" demanda-t-elle, avec toute l'innocence d'une ado qui, même si elle avait pu voir dans ses visions des choses bien inquiétantes, n'avait jamais approché la victime d'un accident grave.

"Je peux faire quelque chose ?"

Elle aurait bien proposé de tenir compagnie à la victime pendant que sa tante prévenait les secours, mais elle aurait bien du mal à le faire sans regarder...

Hannah n'obtint aucune information supplémentaire de la part de sa tante, qui lui confirma son inutilité dans cette affaire. L'ordre de rester là à rien faire était toujours d'actualité, et la jeune fille s'y tint, ne souhaitant pas poser plus de problèmes à Alejandra qui semblait déjà bien inquiète. Que pouvait-elle faire ? L'inquiétude avait également commencé à la ronger, et elle se sentait si inutile, si impuissante, et aussi en partie responsable de ce qui s'était passée, qu'elle se mit à regretter jusqu'à la dispute - avec son père - qui avait entraîné sa venue à Cleveland. Pour se changer les idées, puisqu'il n'y avait de toute façon rien d'autre à faire, elle alluma la radio et chercha une station qui passait de la musique, au lieu d'informations qui, énoncées bien trop rapidement pour elles, lui seraient incompréhensibles.

...ou commit yourself ?

La musique eut l'effet espéré puisque, reconnaissant une chanson de No Doubt, que même la radio mexicaine qu'elle écoutait habituellement passait au moins deux fois par heure, la demi-Pasado se sentit immédiatement rassurée. C'était comme si, dans cette situation totalement inconnue, elle pouvait se raccrocher à un élément familier. Se concentrant sur les paroles qu'elle connaissait par coeur, elle ferma à nouveau les yeux, n'ayant même pas eu l'idée de chercher à écouter ce que sa tante racontait aux secours...

...afraid to lose...

La voiture se mit soudain à s'agiter lorsque des bruits étranges se firent entendre, semblant être causés par des chocs sur l'arrière du véhicule. Ils étaient loin d'être aussi violents que celui de l'accident, mais suffirent à inquiéter la jeune métisse. Elle eut pour réflexe de regarder dans le rétroviseur central, mais n'y vit que les phares des voitures qui continuaient à circuler en ignorant l'accident. Les bruits avaient, de toute façon, déjà cessé. Se retournant, elle ne vit rien à travers le pare-brise arrière, ou en tout cas rien du côté du coffre, puisque, plus loin, elle put apercevoir Alejandra, toujours au téléphone.

IT'S MY LIFE !

Gwen Stefani s'égosillait à la radio, bientôt imitée par Hannah, dont le cri strident dut même surpasser le bruit qui s'échappait des enceintes : à peine s'était-elle rassise convenablement qu'elle avait senti un contact imprévu sur ses cuisses ! Un simple coup d'oeil lui permit de reconnaître une femme - ou, en tout cas, de supposer que la chevelure mi-longue dissimulait bien un crâne féminin - et un examen minutieux lui fit pousser un deuxième cri, un peu moins puissant. Ce n'était ni... Non, pas la peine de faire d'inutiles suppositions : c'était la victime. Elle en était certaine ! Les tâches de sang, dans ses cheveux et sur ses vêtements, en étaient la preuve. Alejandra avait-elle remarqué que la victime était venue à sa nièce, alors même qu'elle avait interdit à sa nièce d'aller à la victime ?

"Vous... Vous allez bien ?"

Sa question n'eut aucune réponse. Lorsqu'elle tenta de soulever l'inconnue par les épaules - afin de la sortir du véhicule, pouvoir sortir elle-même et l'allonger sur le goudron pour voir comment elle se portait - un troisième cri lui échappa. Celui-ci fut d'ailleurs si puissant qu'il lui irrita la gorge. Dans un sursaut, Hannah repoussa la victime aussi fort qu'elle le put, voulant la projeter hors de la voiture. La femme avait... Son visage était... Une plaie. L'accident n'était pas responsable de cela, alors quelle en était l'origine ? Peut-être un animal sauvage, mais quelle bête aurait été capable de faire cela ?! A moins que...

Est-ce qu'un démon aurait pu faire ça ?... Non, pas de conclusion hâtive. Pourtant, un truc comme ça... Et elle marche toujours... Est-ce scientifiquement possible ? Peut-être que... Par magie...

Les livres qu'elle avait pu lire sur ce sujet contenaient après tout de bien étranges sortilèges, dont certains permettaient par exemple de priver une personne de l'un de ses sens. Là, c'était comme si on avait voulu supprimer la vue, l'odorat et le goût, tout ça en même temps ! Sans bouche ni nez, elle ne devait pas être capable de respirer, et n'aurait pas dû pouvoir faire le moindre geste... Repensant à ce qu'elle avait vu, Hannah se sentit brusquement prise d'une violente nausée. Ce n'était pas le moment pour ça... Il y avait d'abord une chose qu'elle devait savoir. Cela n'allait peut-être pas marcher, mais...

"Pardonnez-moi, mais je dois savoir..."

Posant une main sur la tête de l'inconnue, elle se concentra pour tenter d'utiliser son pouvoir, espérant avoir une vision de ce qui avait pu mettre la victime dans cet état. Après tout, c'était très certainement son souvenir le plus marquant...

Elle s'appelait Vivian Cook et elle allait être en retard à son travail.

Les lampadaires étaient faibles dans cette ruelle, c'était la même chose tous les soirs. Mais c'était aussi le chemin piéton le plus rapide pour se rendre au bar où elle travaillait. Vivian serra son sac contre elle et entreprit de remonter la ruelle sordide le plus vite possible. Un de ces jours, il finirait par lui arriver malheur.

Un de ces jours... Ou peut-être même ce soir.

La femme avait surgi de nulle part. Elle se tenait devant elle et la dévisageait.
Enfin... Non. Non, elle ne pouvait pas la dévisager. Elle n'avait pas de visage.

- Oh... Oh... se mit à gémir éloquemment Vivian, paniquée.

Elle pivota et se mit à courir en sens inverse. Vers la lumière.
Mais elle n'eut pas le temps de faire trois pas que la chose l'avait déjà rattrapée.

- Lâchez-moi, hurla Vivian. Je vais appeller la police ! Je vous préviens, je...

Est-ce que la chose la comprenait ? Ou ce n'était pas le cas, ou elle se fichait de ses protestations, tout simplement.
Elle la précipita au sol et plaqua ses mains sur son visage. Les couleurs devirent floues dans les yeux de Vivian.

Au début elle ne sentit rien. Juste son visage qui se fondait doucement dans les paumes de la créature.

Puis la douleur commença.

Dans sa vision, Hannah put sentir le stress provoqué par un retard certain. L'inquiétude de se trouver dans cette ruelle que n'importe quelle jeune femme responsable aurait évitée. La surprise lorsqu'une silhouette surgit de nulle part. L'horreur quand elle se révéla être une femme... sans visage. La panique quand celle-ci se dirigea vers elle. La peur alors qu'elle tentait de s'enfuir, de lui échapper, de quitter ce maudit passage qu'elle n'aurait jamais dû emprunter. Enfin, la terreur, au moment où la chose la rattrapa, la plaquant au sol. Sous les mains de cette femme sans visage, même si cela se se passait que dans sa tête, la Mexicaine prit conscience de sa faiblesse, de la fragilité d'un corps humain se laissant submerger par la véritable peur, et la certitude que sa vie allait s'achever, là, que tout allait se terminer. Mais ce ne fut pas le cas. Qu'y avait-il de pire que la mort ? Dans le cas présent, devenir une femme sans visage, à son tour, semblait être dans le top 10.

Hannah lâcha la victime, une expression de terreur sur le visage. Elle n'aurait pas dû voir cela, vivre cela. Qu'avait-elle cru, de toute façon ? Qu'une vision pourrait l'aider à comprendre ? Tout ce qu'elle savait, c'était que deux femmes sans visages existaient, et que l'une d'elles avait des allures de tueuse en série. La radio chantait toujours, mais elle ne l'entendait plus. Les klaxons, les lumières de phares, le froid de la nuit ne l'atteignaient plus. C'était trop pour elle. Son corps avait supporté beaucoup de choses durant ces deux derniers jours, et cette vision avait achevé de l'épuiser. Sans s'en rendre compte, en à peine quelques secondes, la jeune fille s'évanouit sur le siège avant, ignorant tous les bruits et lumières qui auraient dû l'en empêcher.

- Hannah ! HANNAH ! hurlait Alejandra, complètement paniquée.

Elle avait secoué la jeune fille sans connaissance, d'abord de toutes ses forces, puis plus doucement. Si elle avait quelque chose à la tête, ça pouvait aggraver si on bousculait trop le blessé, non ?
"Il y a une autre victime, madame ?" demanda l'infirmier qui venait de retirer la femme mutilée des genoux de cette adolescente.

- Euh... " marmonna Alejandra, égarée. Non... Je ne sais pas... Hannah ?

Si seulement elle n'avait pas lâchement attendu l'arrivée des secours sur le trottoir, le regard fixé devant elle, au lieu de faire ce que toute personne sensée aurait fait : retourner auprès de sa nièce et inventer un bobard quelconque quant à l'état de la victime.
Maintenant, Hannah l'avait bien vu, l'état en question. Et ça l'avait traumatisée, la pauvre enfant. Ou, autre hypothèse, cette femme pouvait lui avoir fait subir n'importe quoi : Car Alejandra avait bien compris, maintenant. Quel genre de personnes pouvait se promener ainsi sans visage, hein ? Un démon. Bien sûr. Ce démon qui avait fini par attaquer sa nièce par SA faute.

Alejandra continuait à secouer doucement la jeune fille, les larmes aux yeux. C'était sa faute, sa faute, rien que sa faute.

Autant dire que sans les multiples secousses de sa tante, Hannah ne se serait réveillée sous aucun prétexte avant le lendemain vers 14h. Pourtant, à force de se faire secouer, l'adolescente finit par reprendre conscience, grommelant en espagnol des mots incompréhensibles - puisqu'elle ne faisait aucun effort pour les articuler. La première sensation qu'elle ressentit fut celle de la fatigue qui l'incitait à rester 'au lit', selon ce qu'elle croyait, et à ne surtout pas répondre aux appels de celle qu'elle pensait être sa mère. Puis les douleurs dans ses membres se rappelèrent à son bon souvenir et elle se rendit compte qu'elle était assise. Ses yeux s'entrouvrirent et durent se refermer aussitôt, aveuglés par les phares des voitures qui n'auraient pas dû se trouver dans sa 'chambre'.

"Dónde..."

Dans un mouvement douloureux, la jeune fille porta une main à son visage et la plaça devant ses yeux. Puis, doucement, elle rouvrit ceux-ci, protégés de la lumière, et écarta peu à peu sa main en essayant de s'habituer aux différents éclairages nocturnes. Ce n'était pas chose facile, mais elle parvint à s'habituer à ces agressions visuelles pour finalement regarder autour d'elle, tâchant de comprendre où elle était. Elle vit d'abord la voiture dans laquelle elle se trouvait, puis une femme rousse qu'elle se rappela, après quelques efforts, être sa tante Alejandra. A l'extérieur, elle pouvait voir ce qui devait être une ambulance. Peu à peu la mémoire lui revint, lui permettant de comprendre ce qu'elle faisait là. Le voyage, l'arrivée à Cleveland... L'accident... La femme sans visage...

"Elle..."

Frénétiquement, Hannah regarda devant elle, à sa gauche, sur la banquette arrière, à sa droite, cherchant la victime, qu'elle ne vit nulle part. Sans doute celle-ci se trouvait-elle dans l'ambulance ; à moins qu'elle n'eût quitté l'endroit par d'autres moyens ? L'adolescente se tourna enfin vers sa tante. L'inquiétude se lisait sur le visage d'Alejandra, et sa nièce ne put s'empêcher de s'en vouloir : si elle n'avait pas absolument tenu à provoquer une vision, elle n'aurait pas perdu connaissance et n'aurait pas rendu sa parente plus paniquée qu'elle l'était déjà...

"On... on peut partir ?... On peut aller à la maison ?"

Qu'y avait-il de mieux à faire ? L'ambulance était là pour s'occuper de la femme sans visage, si celle-ci était toujours dans le coin. Quant à la voiture, l'accident avait pu lui causer des dommages esthétiques, mais certainement rien qui l'empêchât de fonctionner - cela dit, Hannah n'y connaissait pas grand chose, et les dégâts étaient peut-être plus graves qu'elle l'imaginait. Ou alors, peut-être que la police allait arriver ? Qu'il faudrait leur dire ce qui s'était passé ? Peut-être même y passer la nuit... Elle ne tiendrait pas. C'était certain. Tout ce qu'elle avait en tête, désormais, était de dormir. N'importe où. Mais très vite.