Gaston, y-a l'téléphon qui son...

Il y a les matins où on se lève du bon pied, curieusement pimpant et confiant dans l'avenir... et il y a les autres.
Et ce matin-là était précisément un matin "autre".

Gaston Wilson aimait boire son café avant de faire quoi que ce soit d'autre et la cafetière isotherme était tombée en panne. Plus précisément, elle avait implosé, et les milliers de copeaux d'aluminium s'étaient répandus sur le carrelage de la kitchenette et sur les pieds nus de Wilson, qui s'était résolu à acheter sa dose de caféine chez le vendeur de hot-dogs qui jouxtait la bouquinerie.
Les effluves de viande à demi-rance à endurer avant neuf heures du matin avaient fini de le persuader qu'il s'apprêtait à passer une journée pourrie.

Heureusement, à la boutique, rien n'était tombé. Pas de livres par terre, pas d'invasions de souris, pas même un démon caractériel l'attendant tapi dans l'arrière boutique. C'était presque suspect.
Wilson s'attendait donc à passer envers et contre toutes une journée habituelle.

Quand le téléphone sonna.

Giles laissa ses doigts pianoter sur le guéridon, impatient. Plusieurs sonneries s'écoulèrent et il jeta un coup d'oeil à la lourde pendule qui habillait de faste son appartement britannique : Se pouvait-il qu'il soit si tôt, Outre-Atlantique ?

Le combiné calé contre l'oreille, il trempa les lèvres dans son thé et se rendit compte qu'il était froid. Il avait travaillé toute la nuit précédente sur cette histoire de Palettes et il y était encore aujourd'hui. La lassitude le gagna. Malgré les moyens considérables que Buffy avait réussi à amasser pour mener sa barque pleine de Tueuses juvéniles, il y avait encore certaines choses qu'on ne pouvait obtenir qu'avec des bouquins médiévaux et une bonne migraine. Et quelques connaissances bien placées, évidemment.

C'était déjà le dixième coup de téléphone que l'Observateur passait. Oh, bien sûr, il était encore loin d'avoir épuisé tous ses contacts... Mais faire la conversation à tous ces bouquinistes plus ou moins magouilleurs commençait à entamer sérieusement son flegme proverbial.
Enfin, on décrocha.

- Bonjour " dit aussitôt Giles. Mon nom est Rupert Giles et j'aurais souhaité parler à monsieur Wilson. Je pense qu'il est susceptible de posséder certains ouvrages qui pourraient m'intéresser.

- Bonjour ! renchérit Wilson. Vous tombez bien, monsieur Giles, je viens justement d'acquérir d'anciennes éditions de Sade aux gravures particulièrement remarquables. Notamment celles de l'édition de Justine de 1791.

Le ton de Wilson se fit rêveur. Les clients étaient rares à la bouquinerie, c'était comme ça que fonctionnait ce type de commerces : on faisait une vente, une seule, mais elle vous permettait de tenir des semaines tant le produit était précieux.
Les clients étaient rares, donc, et il n'avait pas souvent l'occasion de parler de sa passion de vive voix. Alors quand quelqu'un se présentait à lui, même au téléphone, il était intarissable.
Il s'était même parfois demandé si ça n'effrayait pas certains clients.

- J'espère pouvoir vous satisfaire poursuivit-il quand même mais, vous savez, nous sommes en milieu de saison et un bon tiers des pièces du catalogue est déjà épuisé.... Mais je vous laisse me dire ce que vous désirez, bien sûr !

Wilson s'interrompit pour farfouiller dans les tiroirs du comptoir. Il était sûr d'avoir laissé traîner un catalogue par là.

Le flegme de Giles paniqua, tout à coup.

- Eh bien, hmmmm...

Il toussota et feuilleta son carnet d'adresses d'une main hystérique pour trouver les annotations relatives aux contacts en bibliophilie. Ses yeux tombèrent sur le nom de la boutique de son correspondant américain : Gamiani. Évidemment. Il n'était certainement pas un expert concernant ce genre de "littérature" mais il avait entendu parler de cette nouvelle de Musset.

- A vrai dire " continua-t-il, mi-rougissant mi-offusqué " je ne suis pas tout à fait à la recherche de ce "type" d'ouvrages, voyez-vous.

Les yeux de Giles scrutaient le carnet en vain. Si cette adresse se trouvait dans ses contacts, c'était que cet homme vendait des ouvrages relatifs à la démonologie. La bibliophilie érotique constituait probablement une couverture. Peut-être même n'était-ce qu'une couverture téléphonique et cet homme ne possédait en fait aucun ouvrage licencieux.
Cette hypothèse rassura agréablement sa pudibonderie et il se resservit une tasse de thé, le combiné toujours calé contre son oreille.
Il décida de citer un grimoire au nom neutre.

- Je me demandais plutôt si vous auriez un exemplaire des Chroniques de Lord Asham, par exemple ? Une simple copie ferait l'affaire.

Les chroniques de Lord Asham. Oh. L'enthousiasme de Wilson retomba immédiatement. Il croyait être tombé sur un bibliophile et, au bout de la ligne, il n'y avait qu'un sorcier.

- Je dispose en effet d'une copie des Chroniques assura-t-il d'une voix d'outre tombe mais je vous préviens tout de suite, son état est tellement mauvais que la troisième partie en est entièrement illisible. Si vous le désirez, je peux me mettre en quête d'une meilleure copie. Mais ce ne sera pas donné.

Il rangea le catalogue qu'il avait trouvé dans les tiroirs et en sortit un autre, celui des ouvrages de magie. Ca ressemblait plus à la routine pour lui : bien que le commerce soit clandestin, il voyait beaucoup plus de gens (plus ou moins humains) qui réclamaient des livres de sorcellerie que de passionnés de Sade.
Wilson tourna lentement les pages du catalogue, l'air absent.

- Puis-je vous procurer autre chose, monsieur Giles ?

De l'autre côté de l'Atlantique, Giles se détendit. Non seulement il venait de mettre la main sur le livre qu'il avait cherché une bonne partie de la journée, mais, outre cela, la conversation s'orientait sur un terrain qui le mettait beaucoup plus à l'aise.

Il avait été un peu surpris que le bouquiniste ne se montre pas plus méfiant. Après tout, son commerce de Magie était censé être clandestin. Mais l'Observateur ne se sentait guère en mesure de faire le difficile : les Chroniques de Lord Asham était un ouvrage rare et disposer d'une copie, fût-elle partielle, était déjà une grande chance.
De plus, l'affaire des Palettes était de première importance.

- Votre copie suffira pour le moment, merci " assura-t-il à Aaron Wilson. "J'aurais également besoin du Précis de Disparition de Bioran et de L'Histoire des insaisissables menaces du Nouveau Monde des éditions Hestia. "

Giles sentait bien que son correspondant s'était renfrogné lorsqu'il avait mentionné des ouvrages magiques mais, à vrai dire, il s'en souciait fort peu. Si ce pervers préférait vendre des bouquins stupreux à ses semblables, ce n'était pas son affaire.

Il but une gorgée de thé brûlant et jeta un nouveau coup d'oeil à la pendule. Willow avait promis de lui téléphoner dans la soirée pour règler cette histoire de portail informatique et il ne voulait pas manquer son appel.

Wilson n'eut même pas besoin de chercher les références demandées dans le catalogue. Il le connaissait presque par coeur et les pièces que voulait le dénommé Giles étaient des raretés. Si Wilson avait été collectionneur, il les aurait probablement gardées pour lui.

- Vous êtes bien tombé, on dirait, dit le bouquiniste. J'ai tout ça. Par contre, on atteint une facture de plus de 1000 dollars et je n'envoie rien par voie postale. Je remets en mains propres uniquement.

C'était la pure vérité. Mais il y avait aussi que Wilson était troublé. Il rencontrait souvent des collectionneurs, plus ou moins riches, plus ou moins connaisseurs. Pourtant cet homme l'intriguait. Il dégageait une aura d'autorité et de détermination qui n'avait rien à voir avec l'humeur capricieuse et volage de ses clients fortunés habituels, ni avec la fébrilité et la confusion des occasionnels, qui ne cherchaient souvent dans les livres qu'un moyen de sauver leur peau face à divers démons. Wilson ne put s'empêcher de demander :

- Les Palettes, hein ?

En croisant les références, c'était à ces entités là qu'on aboutissait.

Un an auparavant, Giles se serait étouffé avec son thé à l'annonce de la facture mais, présentement, il ne cilla pas. Maintenant, il avait l'argent.
Et puis trouver ces livres était plus qu'un heureux hasard : c'était une aubaine. Le genre d'aubaine fortement monnayée.
Et le genre de marchandise qu'on remettait en mains propres, donc.

- Je vous enverrai une amie.

Les lèvres de Giles se pincèrent. "Amie" n'était pas tout à fait le terme exact. "Collègue" aurait mieux convenu. Ou même "Croisement de harpie et de dragon avait lequel j'ai l'extrême déplaisir de devoir collaborer", à la rigueur.

- Elle s'appelle Emmeline Otos, précisa Giles.

Au fond, il n'était même pas sûr que la mégère consente à passer prendre des livres pour lui mais c'était la seule personne de confiance - enfin, façon de parler - qu'il connaissait à Cleveland. Il aurait bien sûr pu s'adresser à la Chef des Tueuses mais la pauvre fille n'avait sans doute aucune notion de Magie, et elle ne saurait pas traiter les grimoires avec les précautions qui s'imposaient.
En outre, passer au-dessus de la tête des Observateurs du groupe ne ferait que lui mettre Otos plus à dos encore. Si c'était humainement concevable, évidemment.

Quand son interlocuteur fit allusion aux Palettes, cette fois, Giles recracha bel et bien son thé.

- Ce sont des recherches strictement personnelles ! tonna-t-il avec autorité.

Heureusement, le libraire ne pouvait pas voir les taches de thé s'étaler sur sa chemise et lui donner davantage l'air d'un grabataire que d'un imposant bibliophile.

- Je vous remercie de vos services. Mon amie devrait passer récupérer ces ouvrages dans les prochains jours.

Giles espérait conclure rapidement une conversation qui commençait à déraper un peu trop à son goût. Ce Wilson était bien trop curieux et l'Observateur se demanda s'il n'avait pas fait montre d'imprudence en s'exposant ainsi au téléphone. Après tout, ce type pouvait être n'importe qui.
Et en plus, il allait vraiment manquer l'appel de Willow.

Wilson griffonna "Otos" sur un viel emballage de hot-dog qui traînait sur le comptoir, bougonnant de manière inaudible. Quand le téléphone avait sonné, il avait un instant espéré avoir la chance de passer une journée intéressante mais tout depuis avait démenti son hypothèse bien trop téméraire.
Il ne pouvait pas parler de Sade, il ne pouvait pas voir son acheteur, il ne pouvait même pas discuter de ses recherches avec ce dernier... Que craignait ce Giles, avec son trip sur les Palettes ? Elles ne s'étaient pas manifestées depuis des siècles. Ce n'était pas en discuter deux minutes avec un pauvre bouquiniste frappé d'ennui qui allait exhumer leurs dépouilles.
Enfin, leurs dépouilles... Si elles en avaient, ce qui, à la réflexion, était assez peu probable.

- Je vous prie d'excuser mon indiscrétion minauda Wilson au combiné sans en penser un mot. J'attends donc la visite de votre amie. Bonne journée, monsieur Giles !

Et, sans plus de cérémonie, il raccrocha.

Wilson jeta un regard torve à l'emballage de hot-dog. L'odeur de viande graisseuse l'avait dégoûté quand il s'était acheté du café ce matin-là mais, à présent, il se sentait d'attaque pour une bonne dose de lipides dans du pain chaud.